En mars 2005, soit il y a un peu plus de 10 ans, Carlo Revelli et Joël de Rosnay lançaient Agoravox, le premier « média 100% citoyen et 100% participatif » : une idée très généreuse et un peu utopiste comme beaucoup d’autres en cette époque des premiers pas du Web 2.0 : permettre à tout internaute de prendre la parole et de se muer en « journaliste citoyen » ou « citoyen journaliste », selon la posture souhaitée.
Un grand vent de liberté soufflait sur la toile : les blogs fleurissaient de partout, tandis que Pierre Bellanger venait de fonder Skyblog pour redonner la parole aux ados ; la censure n’existait pas parce que l’éthique du Net voulait que les socionautes se montrent respectueux les uns des autres.
On parlait de netiquette, en se référant aux « 10 commandements rédigés » par Computer Ethics Institute, le premier disant : « Tu n’emploieras pas l’ordinateur pour nuire à autrui » ; et malheur à qui ne les respectait pas, le traitre se voyait immédiatement voué à la vindicte citoyenne : impossible pour lui de reprendre la plume électronique.
De fait, le fonctionnement d’Agoravox se révèle d’une extrême souplesse : pour qu’un article soit publié, il suffit qu’un modérateur donne son aval … et devient modérateur, tout rédacteur ayant publié au moins quatre articles !
Aujourd’hui, la plateforme lancée par Pierre Bellanger semble bien passée de mode, les ados privilégiant d’autres médias sociaux, plus mobiles, plus interactifs ; et Agoravox a disparu des radars de la branchitude du Web … mais demeure un média puissant.
Sauf que l’heure de la netiquette semble bien passée et que désormais, des petits malins ont réussi à détourner à leur plus grand profit la belle idée de Revelli et de Rosnay.
Très simplement : puisqu’après 4 articles publiés, je deviens modérateur, il me suffit de proposer 4 papiers anodins pour devenir à la fois mon propre censeur, mais aussi celui de mes petits copains ; ensuite … et bien, je fais ce que je veux, incluant dans le texte les liens vers les sites de mon choix et dans ma signature, un lien vers mon blog, ma page Facebook, etc.
Et qui seront les premiers « traitres à la cause » ? Les négationnistes et autres extrémistes de tous poils, tous ceux dont les idées nauséabondes ne passent pas dans les médias classiques : Agoravox va permettre de lancer les rumeurs les plus grotesques et les plus dangereuses.
A partir du début des années 2010, de nombreuses voix vont s’élever pour dénoncer la dérive du titre … pour le plus grand bonheur des adeptes de la théorie de la conspiration, sur le thème de l’establishment qui veut nuire à la libre parole et à ceux qui dénoncent sa mainmise sur les médias.
Wikipédia saura se garder d’une telle dérive en mettant en place des équipes de censeurs vigilants baptisés … « bureaucrates » 🙂
Quelles conclusions tirer de cette aventure, si bien commencée, si tristement achevée, sinon que c’est hélas une tendance très forte de notre siècle digital : de grands espoirs se lèvent dès qu’une révolution bouleverse notre tissu social – le Web 2.0, devenu aujourd’hui Web social, plus récemment la consommation collaborative – qui s’en viennent s’écraser contre diverses dérives et récupérations – que reste-t-il de l’idéal des pionniers de la consommation collaborative face à un Uber ?
Agoravox est à ranger dans le tiroir un peu trop débordant des utopies inaboutis, des mythes tristes !