« En argot Internet, un troll caractérise ce qui vise à générer des polémiques », nous renseigne Wikipédia ; on peut troller partout : sur Twitter ou Facebook bien sûr, mais aussi sur un Forum ou en publiant une image, voire une vidéo, etc.
Comme pour tout phénomène de mode, le trolling s’enrichit de multiples expériences qui n’ont pas grand-chose avec … les trolls ; ainsi quand Greenpeace attaque Nestlé via sa marque Kit Kat pour dénoncer la déforestation de la forêt indonésienne (voir ici pour ceux qui auraient oublié), on peut parler de bad buzz, de militantisme, etc., mais pas vraiment de trolling.
Dans la mythologie scandinave, les trolls apparaissaient comme des génies malfaisants, responsables de toutes sortes de nuisances plus ou moins malignes, de simples insultes à des enlèvements d’enfants, avec pour seule motivation … de nuire, juste de nuire.
Ce qui nous empêche de considérer les actions de Greenpeace comme du trolling : l’ONG ne cherche pas à nuire à Nestlé juste pour la plaisir, mais pour faire plier la multinationale sur l’usage de l’huile de palme – et ce avec un certain succès d’ailleurs.
Le trolling ne concerne pas de telles organisations, mais de simples internautes, socionautes, mobinautes : des gens qui ont envie, sinon de nuire, du moins de s’amuser sur le dos des marques.
Sans raisons. Ou presque : juste pour rire, le plus souvent.
Quand en 2007, Hasbro lance une grande consultation sur le Web pour lancer un Monopoly des villes de France, voilà qu’un petit malin suggère d’inscrire Montcuq dans la case joker. Succès immédiat, la petite bourgade caracolant immédiatement en tête des résultats : Montcuq, c’est drôle !
Quand certains internautes se sont aperçus que seul le 1er mot était connu du système « reCAPTCHA », et que le 2nd servait à aider les logiciels d’OCR – voir ici –, ils se sont mis à taper n’importe quoi à la place du terme proposé – et si possible une grossièreté, c’est plus amusant.
Dans ce second exemple, on sort du simple jeu : on est plus ou moins conscient qu’en agissant ainsi, on perturbe le bon fonctionnement du système : on passe du simple amusement à une forme, encore assez douce, de nuisance.
Nuisance gratuite : pourquoi ainsi tricher ? On rentre de plein pied dans le petit monde du trolling bête et méchant, comme si se faisant, les internautes cherchaient à se venger de quelque-chose – et notamment des institutions et marques.
On comprend aisément que le consommateur qui vient de subir un préjudice, ou un simple désagrément, se lâche sur les médias sociaux, moitié pour mettre ses amis en garde, moitié pour « faire payer » l’entreprise ; mais aujourd’hui se développent d’autres formes d’agressions, en apparence moins justifiées.
En apparence, car en réalité, le citoyen règle un contentieux qui ne cesse de s’alourdir : « on essaie de me manipuler… ». Il ne sait pas nécessairement comment, mais il y a des éléments de preuve : par exemple, il vient de chercher des renseignements sur une cafetière, et voilà qu’on l’abreuve de publicités ciblées. Et comme les médias n’arrêtent pas de lui répéter que les GAFAs se goinfrent de ses données …
On passe peu à peu d’un système « vertueux » – j’utilise gratuitement des services comme un moteur de recherche ou une messagerie, en contrepartie de quoi ces derniers se financent en m’affichant de la publicité, exactement comme dans l’ancien temps, TF1 me pourvoyait gracieusement en divertissements en les entrelardant de spots publicitaires – à un système plus diffus : ils collectent des données qui m’appartiennent un peu partout – et oppressant – et je ne sais pas à quoi tout cela sert vraiment – créateur de malaise : alors, l’internaute prend ce qu’il estime sa légitime contrepartie en trollant, un peu beaucoup, passionnément…
Mais au-delà de la motivation fondée ou non, c’est aussi la face sombre du consumer empowerment boosté par le web : le citoyen-consommateur (ces 2 notions parfois antagonistes…) a découvert qu’il a une voix qui porte et s’en sert un peu à tout propos, comme d’un nouveau jouet fascinant.
On glisse ainsi doucement de l’utopie d’un web libre, démocratique, éclairé et porteur de connaissances et d’idées à la dystopie d’un monde hyper-connecté où l’agression (fût-elle sous forme de moquerie la plupart du temps) tient lieu de mode d’expression et et où chacun se sent investi du pouvoir de la foule qui regarde… tout seul derrière son écran, si bien décrypté par « Black Mirror« .
Est-ce vraiment la faute d’Internet ou une plutôt une illustration des petits travers de la nature humaine transposés au XXIème siècle ?
Pour élever un peu le débat, un indice philosophique, sur la difficulté d’être à la fois sujet et objet, et dont le web social est l’illustration ultime :
« Quand tu regardes l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » Nietzsche, 1886.